Une fenêtre ouverte

Par Gwladys Le Cuff

Arpents d'Eternité II. Huile sur toile, 162 x 97 cm.

Arpents d'Eternité II. Huile sur toile, 162 x 97 cm.

La peinture est une fenêtre ouverte depuis les chambres d'internat. D'abord, une fuite rêvée depuis l'alignement des lits et des baies ; plus tard, après le choc éprouvé devant un chantier en Mayenne, la mise au point d'un lexique formel permettant la confrontation obsessive et l'apprivoisement de présences étrangères irréductibles. Non que ses compositions s'y résument, Odile Ferron-Verron nourrit désormais le rêve d'une fenêtre donnant sur le chantier naval de Saint-Nazaire, la gare maritime de Cherbourg ou le port industriel du Havre: vraquiers, grues, cales, trémies, balises, chaînes, silos sont érigés par elle en seuls témoins légitimes de l'époque. Peut-être l'Île des morts de Böcklin donnerait une idée du modèle d'après lequel Odile cultive anxieusement ses asphodèles d'acier, chimères machiniques nées du jardin terrestre en perpétuel chantier.

Arrachements sableux obtenus par frottements, moments de peinture concrète donnant parfois l'impression d'un gaufrage, des épaisseurs matérielles viennent une fois vues de près contredire la limpidité apparente de ses toiles. Dans ses recherches où l'unicum sert de contrepoint pour innerver et intensifier les variations des séries, on distingue entre une part formaliste stricte—Structure, Composition en jaune et bleu, Origami...—et la déclinaison construite d'un imaginaire énigmatique—Une Maison bleue, Défi, Mémoire, Offrande, Silhouette... Parmi cet ensemble, les Mains du destin relèvent de l'icône et deviennent échelles célestes par l'insistance sur les degrés des barreaux latéraux. Les bleus monochromes des Arpents d'éternité tendent à l'effacement de toute main humaine, quand, ailleurs, l'incision rigide du trait des structures répétées rejoint la morale rèche d'une charrue obstinément aiguisée jusqu'à atteindre la précision chirurgicale, opérer une greffe plasticienne sur les coeurs triturés par les projets urbanistes.

Le container est le résidu disloqué de la boîte théâtrale du drame bourgeois : unité de mesure des échanges internationaux régis par l'unification de la valeur, il deviendra aussi en peinture une unité compositionnelle produisant les villes au gré de ses empilements arbitraires. Distribution et stockage donnent le ratio étriqué des combinatoires contemporaines, dégradation d'Un jour fait de morceaux mauves, jaunes, bleus, verts et rouges (G. Apollinaire, À travers l'Europe). Des lettres peintes font bégayer, ânonner le visible, invitent à prendre langue par l'amorce poétique. Ryklys, Azoresborg, Alésia sont les noms de nefs nationales errantes, vouées à l'entretien infini dans l'arrêt prolongé à quai jusqu'à la rouille.

Partout la fluidité des surfaces marines travaille la solidité des supports et des ancrages. Un flotteur au pelage moucheté s'anime. Les plis d'une bâche bleue transposent les violents remous aqueux à la matérialité de la toile ; une écluse fermée en expose le châssis ; la pelle griffée du bulldozer concentre les amas impétueux d'une palette. Pour contrarier la perspective d'Oppositions, le sol anti-dérapant d'une rampe d'escalier rénove un motif en grains de riz issu de l'ancienne céramique chinoise. Dans ce marquage du vivant par la Cie des hommes, seule une toile d'araignée tissée par l'ombre portée d'une tour de contrôle indique pour Briese un souffle (breath), un dehors fatidique au labyrinthe du Minotaure.