Carapaces pensantes

Man. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

Man. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

Les compositions d’Odile Verron-Ferron se saisissent de l’univers formel des outils métalliques pour inventer un espace pictural spéculatif et inquiétant où engins abandonnés et rangs de machines sont pris dans un processus d’étrangeté et deviennent de véritables objets de méditation. Terrains vagues, plaines enneigées, littoraux nordiques et canaux fantomaux, tels sont les lieux imaginés pour mettre en scène les ersatz désarticulés de l’industrie. Au travers des hétérotopies que seraient les zones portuaires ou les vastes chantiers péri-urbains, le peintre traque les signes matériels de nos dysfonctionnements civilisationnels : alignés dans le désert, des générateurs de centrale hydro-électrique évoquent les sarcophages technicisés de quelques cosmonautes en mal d’exploits ; un bras de pelleteuse semble échoué devant une digue de béton comme une embarcation militaire devant un blockhaus ; plaqué contre une palissade moderne d’un bleu impeccable, un outil usé paraît anachronique, en exil, seul rescapé d’un déluge.

De manière récurrente, la machine devient un intercesseur reliant la terre – où s’amasse l’épaisseur picturale – et le ciel – surface purement iconique d’un bleu immatériel. Dressés devant nous en de grandes compositions frontales, ces appareils s’élèvent comme les monuments d’angoisses devenues incorporelles. Un porche de pagode asiatique s’érige majestueusement là où gisait une étrange grille métallique. Devant l’écume verdâtre d’une mer agitée, d’autres jeux d’analogie débrident une foreuse de proue de bateau : couronne de dieu marin ou couronne d’épines, elle devient aussi oursin, corail et tourbillon matriciel emportant l’ensemble de la composition.

Turbines, chaînes, containers, ailerons : la rationalité des objets techniques se laisse excéder par le regard scrutateur et questionnant du traqueur d’âme, qui sait reconnaître dans les rouages d’un moteur naval autant de nouages mentaux dont l’écheveau problématique ne pourra être déroulé que par un travail pictural où l’exactitude descriptive va de pair avec la projection empathique. Ces corps mécaniques isolés, aux tons tantôt criards, tantôt irisés et travaillés par la rouille, aux câbles sectionnés ou pendants à terre, acquièrent la capacité de nous accompagner. Carapaces pensantes, ils pourront se faire organes postiches. La série des robots Silomem, tenus réunis dans l’attente et le désarroi, explore un anthropomorphisme affectueux achevant d’identifier l’homme et la machine. Tout à la fois rosées, lisses, poussiéreuses et irrégulières, les cuirasses cabossées de ces petits orphelins singent notre propre épiderme. Ailleurs, dans Horoscope, les plis voluptueux d’une bâche plastique ficelée savent déployer l’érotique protéiforme d’une soie bleue de corset, resserrée pudiquement autour d’un engrenage de machine comme autour d’un secret ineffable. Ce sont là quelques aperçus des ressorts d’une poétique machinique, parfois proche de la poétique classique des ruines et des vanités, qu’Odile Verron-Ferron n’a de cesse d’approfondir.